Mots pour Maux : Sylvie BAILLE un extrait de son dernier roman en cadeau de solidarité

Qui a tué Hnaéla-Rose ?
Boom sur le marché de l’art
Guignard grimaça devant le chemin détrempé et boueux. Des taros, plantés ici et là, paraissaient le narguer avec leurs larges feuilles qui se pavanaient sous les gouttes. L’eau était partout. « Satanée pluie ! » se dit-il en regardant ses souliers en cuir de Cordoue. De toute façon, il n’avait pas le choix. Guignard ajusta son couvre-chef en poil de lapin, un beau feutre taupé acheté chez un chapelier parisien qui lui avait garanti son imperméabilité, puis chaussa ses Ray-Ban. Les verres fumés dissimuleraient ses yeux à la pauvre femme qu’il venait voir. Annoncer la mort de son enfant à une mère était sans doute une des pires missions que son métier lui imposait. Commissaire. Il aurait mieux fait d’être médecin légiste. Les cadavres au moins, on n’avait pas à leur parler. Finalement, il aurait dû écouter ses parents. Ils avaient été colporteurs et ne voulaient pas que leur fils mène à son tour une vie de patachon. Toute son enfance, ils lui avaient répété : « Antonin, tu ne seras pas saltimbanque comme nous. Toi, tu seras médecin. »
Ils avaient espéré très fort, mais pas assez. Il était entré dans la police pour devenir commissaire. Depuis, les pauvres parents ne vivaient plus, l’imaginant sans cesse le corps criblé de balles. Dire qu’il venait de passer la nuit dans les bras d’une superbe blonde ! Il avait eu deux orgasmes consécutifs qui l’avaient laissé dans un état de perplexité heureuse. Depuis combien de temps cela ne lui était-il pas arrivé ? Il aurait voulu, le matin, ne pas quitter ses rêves voluptueux, mais voilà, il avait fallu que ça tombe ce jour-là. Un meurtre.
Sur le coup de six heures, le téléphone avait sonné. Le corps d’une jeune femme venait d’être trouvé à l’entrée du squat des Flamboyants. Passé un réveil brusque, Antonin s’était assis au bord du lit, avait posé ses pieds au sol, senti le carrelage froid et repris péniblement contact avec la réalité. C’était aussi cela percevoir qu’on était en vie. Il avait lu rapidement le petit mot que sa sulfureuse maîtresse avait laissé sur la table de chevet : « Rappelle-moi quand tu veux. Baisers fripons. Morgane. »
Bon, il n’allait pas falloir gamberger. Un meurtre, c’est du sérieux.
— Premières constatations ? demanda le commissaire dès qu’il arriva sur la scène de crime.
Basile Crottin n’avait pas son pareil pour faire parler les cadavres. Pourtant celui qui était devant lui n’avait pas grand- chose à dire. Ce n’était pas toujours rose d’être médecin légiste. Tout en jouant machinalement au yoyo avec un porte-clés enrouleur, il répondit :
— Désolé, mon vieux. Je peux juste te dire qu’elle a été étranglée. Le reste, c’est de la mise en scène. On l’a déposée au creux du banian puis sa tête a été ornée de plumes d’aigle et de crins de cheval. Un peu comme une coiffe indienne, tu ne trouves pas ?
Le commissaire s’agenouilla, observa la jeune femme morte, comment son corps avait été disposé entre les racines adventives. Les éléments qui avaient été placés, cachaient un sens qu’il fallait découvrir. Le va-et-vient du yoyo l’hypnotisait et ses pensées s’éloignaient de la victime vers celui de sa maîtresse. Morgane. Il l’avait rencontrée quelques semaines auparavant dans une galerie d’art. Elle était immobile, les yeux rivés sur une toile dominée par des tons rouges. C’est tout ce dont il se souvenait de la peinture, lui était resté sans bouger, le regard fixé sur cette femme. Le temps avait dû s’arrêter un bon moment, car il faisait nuit quand ils étaient sortis ensemble de la salle d’exposition.
— Un tableau, dit finalement Guignard.
— Hein ? Tu te sens bien Antonin ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que t’es en débit limité ce matin. Pas plus de deux mots à la fois...tu
t’économises ?
— Le yoyo.
— Ça ? demanda le médecin légiste en déroulant l’objet.
— Arrête-le.
— C’est un porte-clés enrouleur Key Bak avec clip ceinture, de conception similaire aux étuis de pistolet. Boîtier en polycarbonate haute résistance. Câble enrobé de Kevlar, plus solide et plus léger qu’une chaîne...
Guignard lui arracha des mains et, enfin libéré de l’emprise du mouvement hypnotique, soupira de soulagement.
— L’arme parfaite du crime. D’où sort-il ?
En connaisseur, il le détailla. C’était un produit haut de gamme. Le fil ne mesurait pas loin d’un mètre. Son déroulement était lisse et rapide.
— Je l’ai trouvé au bord de la route, là où j’ai garé ma voiture, dit Crottin la main toujours en suspension.
— Tu l’as ramassé ! Et tu t’amuses avec... une pièce à conviction !
Le commissaire n’en revenait pas. Décidément, Basile Crottin manquait parfois de jugeote. Il avait joué au yoyo avec ce porte-clés enrouleur qui avait dû servir à tuer. Au bout de l’instrument de mort, se balançait une clé.
— Ah ! Merde. J’ai pas pensé une seconde que...
— En règle générale, tu ne réfléchis pas à grand-chose. Tu vois ça, c’est une clé de sûreté et cette bille qui roule dans la rainure voue toute tentative de copie à l’échec. La duplication se fait exclusivement sur justification des codes de sécurité de la carte de propriété. Autrement dit, elle n’appartient pas à monsieur Tout-le-Monde.
— À un mec sévèrement barré en tout cas pour faire une mise en scène pareille.
— À moins que ce ne soit un tableau. Une reproduction allégorique par exemple.
— Une allégorie ? Avec un tel coup de pinceau, le meurtrier a dû faire les Beaux-Arts. Si tu veux mon avis, tu tiens une piste là.
Antonin Guignard évitait tant bien que mal les flaques pour rejoindre la mère de la victime. Son esprit s’évada un court instant vers ses doux souvenirs nocturnes tandis que son pied droit choisit ce moment pour s’enfoncer dans une motte de boue. Il regarda sa chaussure souillée. Un modèle Richelieu acheté six cent trente euros chez Carmina, avenue des Champs- Élysées. Ce n’était vraiment pas le bon jour. Il leva la tête. La pauvre femme était devant lui. Maintenant, il devait lui annoncer que sa fille Hnaéla-Rose venait de faire une entrée fracassante sur le marché de l’art.
A Propos : « Après avoir enseigné les lettres modernes en Midi-Pyrenées, je me suis installée en Nouvelle-Calédonie, ma terre de prédilection. J'ai publié deux romans, Swing à Lifou, Qui a tué Hnaéla-Rose? et contribué à un recueil collectif de poésie. »