Vol de nuit
(Le monologue du pétrel)
J’ai toujours été dans mon élément entre ciel et mer, porté par un courant montant d’air chaud ou en rase-mottes au-dessus des vagues à la recherche d’un poisson imprudent flirtant avec la surface de l’eau. J’utilisais les vents déviés à la verticale par les crêtes des vagues pour m’élever passivement dans les airs et redescendre en glissant, sans qu’il fût nécessaire d’effectuer un battement d’aile. Les reflets de la lune et des étoiles suffisaient à m’éclairer.
Quand je pense qu’hier encore, après avoir repéré une proie, estimant la profondeur à ma portée, j’ai peut-être effectué ma dernière plongée, un piqué parfait dans le beau lagon calédonien. Le poisson était de bonne taille mais je l’ai happé pour le sortir de l’eau comme s’il s’agissait d’une sardine. Il avait gesticulé en vibrant frénétiquement dans mon bec, une sensation grisante. Comme je ne tenais pas à le perdre, j’avais serré pour l’occire pour de bon car j’étais bien décidé à l’inscrire sur mon menu. J’envoyai illico un message au chef d’escadrille pour respecter le règlement en formation aérienne : « Pétrel quatre à leader, je décroche. Je rentre à la base ». (On communique par télépathie chez les oiseaux car avec mon poisson dans le bec le message aurait été inaudible).
Je me souviens dans les moindres détails de ces dernières heures. J’ai pris la direction de mon minuscule îlot qui se détachait sur l’horizon comme toutes les nuits de pleine lune. Il était bien visible loin des lumières polluantes de la ville, je ne pouvais pas le rater. Quoique ! Elles m’attiraient de plus en plus ces lumières du front de mer.
Certain d’être trop lourd pour redécoller avec mon poiscaille pesant le poids d’un âne mort, en découvrant l’encombrement de la plage, je trompetai : « Attention en-dessous ! » Tandis que le sol montait irrémédiablement, faisant fi de la casse éventuelle, les pattes en avant et en écartant mes doigts de pied palmés pour ralentir ma chute, je me posai tant bien que mal ! Néanmoins, je bousculai au passage un pétrel, une femelle. Elle me fit de l’esclandre en rameutant toute la colonie. Nonobstant ma culbute, je déposai mon poisson sur la plage pour aller lui clouer le bec.
─ Tu devrais savoir que la plage c’est notre piste au lieu de couiner comme une truie. Je suis un chasseur moi !
─ Prétentieux, tu pourrais le partager avec moi ton maquereau pour te faire pardonner, me répondit-elle.
─ Si tu veux du poisson, tu prends le large pour chasser ma belle. On recrute dans ma volée de chasseurs.
─ Pauvre puffin égoïste ! Garde-le ton hareng qui pue, dit-elle en s’éloignant.
Cet échange d’amabilités après mon atterrissage de la nuit dernière me revenait bizarrement, pourtant je ne regrettais rien de ma réaction au cours de cette altercation avec ma sœur pétrel. Trois heures de vol de nuit pour se faire engueuler en arrivant et elle aurait voulu béqueter mon butin en plus !
Après cet atterrissage mouvementé, je dus batailler, avec ma prise au bec, avec ceux qui voulaient me chiper mon repas avant de trouver un coin tranquille pour boulotter ma pêche. Mes congénères occupaient le moindre espace. En période de reproduction les places étaient chères. Ça piaillait de partout, des criailleries du centre au pourtour de l’îlot pour défendre son petit carré de territoire dans un tintouin insupportable.
Il faut jouer des coudes sur les plages de nos îlots surpeuplés. De bonnes âmes ont planté des panneaux pour nous protéger soi-disant ! Des recommandations du genre : « Réserve marine », « Attention aux oiseaux », « Chiens et chats interdits », des inscriptions destinées à rappeler aux visiteurs que nous serions en voie d’extinction ! Croyez-moi, il y a une surpopulation d’oiseaux en voie de disparition sur mon îlot. Ce n’est pas la place qui manque sur d’autres îles, mais nous, les pétrels, nous sommes un peu stupides. C’est ici que l’on veut être. Sur cet îlot-là ! Le petit. Ce minuscule îlot perdu dans le lagon qu’on ne peut pas voir d’ici. Nous sommes tellement nombreux sur cet atoll que des campeurs excédés par nos cris nous massacrent parfois. Nos gémissements sont inhumains paraît-il ! Ce qui me console c’est qu’ils massacrent les cossards qui flemmardent dans le sable comme la grosse que j’ai écrabouillée.
J’étais chasseur moi ! Pétrel quatre de la compagnie C, comme corvéable à merci au dire des persifleurs mais je ne partageais pas ce point de vue. Les corvées de poisson me permettaient de voler de nuit. J’adorais les vols de nuit au-dessus du lagon avec la voûte céleste tachetée d’astres lumineux au-dessus de ma tête. Je me sentais libre en planant porté par le doux zéphyr. L’altitude me procurait des sensations incomparables. J’étais heureux de pouvoir scruter l’horizon pour chercher la fin de l’immense océan ou en laissant traîner mon regard vers la Grande Terre pour admirer les étoiles que les hommes avaient réussi à accrocher. Elles m’intriguaient ces lumières de la ville. Je voulais découvrir le secret des lumières de la ville.
Après cette dernière nuit de chasse, j’avais dû creuser pour faire mon trou et pioncer avant le lever du jour. Comme toujours, mon nid avait été squatté. Un fléau chez les pétrels. La journée annonçait le retour des motos marines, des bateaux et du soleil brûlant. Tout ce qui pouvait emmerder un pétrel se déroulait la journée.
Après une horrible journée à supporter la curiosité des hommes qui s’enfonçaient dans nos nids creusés dans le sable, en hurlant parfois de frayeur lorsqu’un oiseau ébouriffé s’envolait en sortant comme un diable par l’autre trou. Ils ignoraient que nos terriers avaient deux accès comme les narines pour respirer. Heureusement que la nature nous avait inculqué cette technique mais ayons une petite pensée pour ceux qui étaient tombés sur les concurrents de Jusko Poto, la fameuse émission de téléréalité. Il se disait qu’ils avaient commis un vrai génocide de puffins-fouquet du Pacifique à l’île des Pins. C’est notre vrai nom fouquet, mais les habitants du Caillou nous appellent pétrel. Certains disent une pétrel. Une pétrel, pourquoi pas une pétasse !
Enfin, le jour déclina, ce fut l’aube d’une nouvelle nuit. Nous étions dans l’espace de temps curieusement appelé entre chien et loup. Drôle d’expression, j’en frémissais en attendant la nuit d’encre rassurante. Les chiens et les loups étaient des carnassiers, un oiseau salé aurait sûrement flatté le palais de ces gloutons.
Le voile de la nuit tomba enfin sur notre beau lagon. Les jacassements reprirent de plus belle, les cris des pucelles qui subissaient l’assaut de nos mâles vigoureux me cassèrent très vite les oreilles. Une cacophonie insupportable recommençait. J’aurais voulu dire à ma famille de pétrels, pour être drôle, « Vos gueules les mouettes ! » mais ils n’auraient pas compris la plaisanterie. Heureusement, je vis le chef d’escadrille qui tournoyait au-dessus de ma tête. C’était le signal du départ en chasse. J’étais chasseur moi !
J’ai couru, j’ai couru pour décoller mon gros cul. La même femelle que j’avais croisée au petit matin était encore sur mon chemin au crépuscule en nichant sur la piste. Je dus l’admonester une fois de plus pour la faire déguerpir de la plage. Je levai mon bec en battant des ailes dans le bon sens du terme. Je m’élevai dans le noble sens du terme en trouvant rapidement un courant d’air ascendant, un bon gradient de vent qui m’emporta avec lui. Ayant pris suffisamment de hauteur, je me décontractai, l’alizé m’avait pris en charge.
De joie, de bien être, je fis des loopings, des figures acrobatiques qui m’enivrèrent. De cercle en cercle, de proche en proche, je m’éloignai.
« Ô ciel ! », m’écriai-je affolé en m’apercevant que j’avais perdu l’escadrille. Faire du vol à vue les yeux fermés m’avait joué un vilain tour. J’étais bien loin de mon îlot mais très proche de la Grande Terre, des fameuses lumières, des étoiles qui piquetaient le littoral. Comme c’était beau ! Comme cela brillait. J’approchai encore. Mon chef d’escadrille n’étant plus là pour me donner des ordres, j’en profitai. C’était la fiesta ce soir. J’allais en ville. J’allais m’éclater.
« Pétrel quatre à leader, je ne vous reçois plus ». Les cons, ils devaient surveiller la surface de l’eau à l’affût d’un poisson ou d’un calmar en espérant être le héros du jour au retour, mais le héros ce sera moi. J’allais en ville !
Je vis plus clair en me rapprochant, Nouméa brillait de mille feux. Je ne résistai pas à la tentation, je fonçai en descendant en piqué. Sans tournoiement inutile, il n’y avait pas de requins sur terre, je n’avais pas de précautions à prendre, je voulais faire un carreau pour atterrir dans la lumière. Je voulais cueillir une étoile comme on happe un poisson. Si j’avais pu en capturer une pour la ramener sur l’îlot.
Patatras ! Badaboum ! Aie ! J’ai eu très mal ! Saloperie de lampadaire. Elle était belle mon étoile, un candélabre. Je m’étais éclaté pour de bon. Je n’avais pas fait un carreau, j’étais sur le carreau. J’avais une aile pendante, l’humérus cassé. Je me traînai sur un gazon qui empestait la merde de chien. J’avais échoué sur la promenade Pierre Vernier. Groggy, je restai blotti contre le tronc d’un cocotier. Si un chien ne me bouffait pas pendant la nuit, j’avais des chances de finir au parc forestier.
Guillaume Apollinaire a écrit : « Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile. » À vos plumes amis poètes ! Adieu compagnons pétrels, puffins, frégates, sternes, tous mes potes les oiseaux de mer, pour moi les vols de nuit sont terminés. Je me suis laissé aveugler par les lumières de la ville. J’ai perdu ma liberté. Je vais sûrement perdre la vie.
Les heures s’écoulèrent lentement tandis qu’une douleur diffuse me harcelait mais l’engourdissement l’étouffa. Personne ne me repéra. Il faut dire que la nuit les promeneurs étaient peu nombreux mais il y en avait : des insomniaques, des vieux qui volontairement écourtaient leur nuit pour faire du rab sur Terre, vivre plus longtemps en dormant moins. Il faut profiter de la vie, la belle vie. La mienne était définitivement gâchée à cause de cette pelle que je venais de me ramasser. Une chute aux conséquences dramatiques.
J’eus la peur de ma vie quelques minutes après minuit à cause d’un vigile qui promenait son chien, un pitbull. Le molosse me flaira et m’aurait bien broyé dans sa mâchoire puissante si l’homme autoritaire n’avait pas tiré violemment sur la laisse en resserrant le collier étrangleur. En voyant l’assassin de chien, à moitié étouffé la langue pendante, j’avais failli m’étrangler de rire mais le soubresaut de mon ricanement réveilla la douleur. Je déchantai rapidement pendant que le molosse, la tête à l’envers, tiré par l’homme aux rangers, me lorgnait méchamment en regrettant de ne pas m’avoir achevé.
Les étoiles s’éteignent une à une. Le bruissement du vent du large qui caresse les palmes des cocotiers et le clapotis des vagues me jouent le requiem pour oiseau de mer, un cantique funèbre pathétique. Je n’aurais jamais dû m’éloigner de mon îlot. La vie lasse de mon corps brisé me quitte, je n’ai plus de force. J’ai le bec entrouvert. Je suis déshydraté. C’est un signe qui ne trompe pas, je vais crever !
Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ? J’ai la réponse : je suis mourant recroquevillé contre le tronc de mon palmier et personne ne me voit.
« C’est le combat du jour et de la nuit » Les derniers vers du grand poète, Victor Hugo, seront mes dernières paroles.